COUP D’ÉTAT RATÉ EN TURQUIE
Erdoğan instaure l’état l’urgence
La Presse
En quelques jours à peine, le gouvernement turc a arrêté près de 10 000 personnes et en a mis à pied ou suspendu près de 50 000 autres, ciblant tant l’armée que la police, les tribunaux, les universités et les médias. La purge en cours, d’une ampleur « inimaginable » au dire de Stefan Winter, spécialiste du Moyen-Orient à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), cible le mouvement Hizmet et son fondateur, Fethullah Gülen, qui a longtemps fait cause commune avec le parti de Recep Tayyip Erdogan avant de couper les ponts il y a quelques années. Le premier ministre turc Binali Yildirim affirme qu’il s’agit d’une « organisation terroriste parallèle » qui est en voie d’être neutralisée. Dans les faits, la purge avait commencé bien avant le coup d’État, qui constitue une occasion en or pour le président et ses partisans « d’accélérer le processus », relève M. Winter.
Le gouvernement turc maintient, sans étayer publiquement l’allégation, que Fethullah Gülen est derrière le coup d’État avorté de vendredi. Il demande conséquemment aux États-Unis d’extrader dans les plus brefs délais le leader religieux, qui vit en Pennsylvanie. Washington prévient qu’il faudra des preuves solides pour le convaincre d’accéder à la demande, alors que M. Gülen, dans de rares entrevues médiatiques, récuse les allégations d’Ankara. Stefan Winter pense qu’il est probable que des sympathisants de Gülen inquiets des dérives autoritaires du président Erdogan aient participé au soulèvement. Il doute cependant que Fethullah Gülen et ses proches aient joué un rôle organisationnel direct dans l’affaire. Le mouvement, dit ce spécialiste, ne dispose pas de quartier général formel ni d’une identité institutionnelle claire.
Selon le spécialiste du Moyen-Orient à l’UQAM, le gouvernement turc, en s’attaquant aux partisans de Fethullah Gülen, est en voie de balayer la dernière organisation civile susceptible de résister aux diktats du président Erdogan. La justice, note M. Winter, sera désormais totalement sous l’influence politique du gouvernement et la liberté de presse, déjà mise à mal, est en voie d’être « pratiquement éradiquée ». Signe des temps, l’agence régulatoire des médias a retiré hier les licences de plus d’une vingtaine de stations de radio et de télévision. L’armée, qui s’est longtemps posée en garante de l’État turc, se voit par ailleurs placée étroitement sous contrôle gouvernemental. Les partis de l’opposition sont « dégriffés et faibles », en partie par leur faute, selon M. Winter, puisqu’ils n’ont « jamais rien trouvé à offrir » pour faire contrepoids au Parti de la justice et du développement (AKP). « Ça ressemble de plus en plus à une dictature démocratiquement élue », résume-t-il.
Plusieurs pays occidentaux s’inquiètent depuis quelques jours de l’ampleur de la purge menée par le gouvernement turc. Tout en dénonçant la tentative de coup d’État de la semaine dernière, le premier ministre canadien, Justin Trudeau, a notamment déclaré hier que les milliers d’opposants arrêtés ont droit à un processus judiciaire « robuste et légitime ». La dérive autoritaire du régime pourrait aussi compliquer les relations du pays avec l’OTAN. Selon Stefan Winter, cet impact risque d’être limité, puisque « l’OTAN n’a jamais été un club de défense des droits de l’homme ». D’autres pays membres de l’organisation ont subi des coups d’État au cours des décennies sans entraîner d’exclusion. L’importance économique, militaire et géostratégique de la Turquie, notamment dans le dénouement du conflit syrien, signifie qu’il y a peu de risques qu’elle soit sanctionnée. « Tôt ou tard, les États-Unis et les autres pays occidentaux vont devoir composer avec cette nouvelle Turquie », dit-il.